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Le Blog d'Emmanuel Y. Boussou
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23 août 2010

Il nous faut un système de santé et un instrument d’éducation répondant aux exigences du moment, plutôt qu'une armée forte

Lettre ouverte au Président Laurent Gbagbo 

Ivoirien vivant et travaillant à l’étranger, je rentre d’un séjour d’un mois en Côte d’Ivoire pendant lequel j’ai vu, entre autres, deux reportages de la Première Chaîne de la Télévision ivoirienne. L’un de ces reportages restitue votre adresse, le 5 août 2010, à la clôture du colloque international pluridisciplinaire sur  l’indépendance en Afrique subsaharienne et ses perspectives, réunion organisée pour marquer le cinquantenaire de l’indépendance de notre pays. L’autre reportage porte sur le délabrement du Centre Hospitalier et Universitaire (CHU) de Cocody.

Dans le premier reportage, vous avez tenu des propos repris par des journaux dont Fraternité Matin en ces termes : « Pour être maître de son développement économique, il faut avoir une armée forte qui soit capable de protéger le pays contre les agressions. La défense participe au développement… Si je suis élu, je vais développer notre armée et notre système de défense. Et on ne sera plus conseillé où nous devons mettre notre argent. Après la crise, on saura où mettre notre argent »[1].

Vous aviez, auparavant, exprimé cette idée. Ce fut à votre retour en Côte d’Ivoire, le 21 mai 2010, d’un voyage au Cameroun au cours duquel vous aviez assisté à un défilé militaire organisé à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance de ce pays. En lisant le compte-rendu de votre déclaration du 21 mai dans les journaux disponibles sur la toile, je m’étais dit qu’il s’agissait, sans doute, d’un discours d’opportunité, de portée ponctuelle, visant un objectif précis, plutôt qu’une volonté politique pensée et formulée avec du recul, susceptible d’inspirer une action pérenne de gestion de notre pays. Mais, la reprise de cette idée d’une armée forte pour la Côte d’Ivoire, devant un aréopage d’intellectuels et dans le cadre d’un colloque de réflexions sur des perspectives d’avenir, m’amène à faire quelques observations que je voudrais partager avec nos compatriotes, principalement la classe politique ivoirienne et tous les candidats de la prochaine élection présidentielle. 

1.         La guerre ou le surarmement ne sont plus des solutions aux conflits entre Etats

En septembre 2009, à l’issue de votre participation aux travaux de la session annuelle de l’Assemblée générale de l’Organisations des Nations Unies (ONU), vous auriez, avec justesse, noté que cette organisation avait été créée en 1945 en vue de gérer des conflits entre Etats. Dans le monde actuel et principalement en Afrique, les conflits ont, pour la plupart, lieu à l’intérieur des Etats, contrairement au schéma duquel l’ONU tire son essence. Vous aviez conclu que cette nouvelle situation, qui ne faisait pas partie des enjeux ayant contribué à la définition des attributions initiales de l’organisation mondiale, est une donne importante que les instruments juridiques de l’ONU ne peuvent gérer, ce qui exige des solutions à travers des organisations sous-régionales et régionales (exemple de la CEDEAO et de l’UA)[2].

Si donc les guerres entre Etats relèvent de faits du passé, pour quelles raisons une armée forte serait-elle nécessaire pour la défense d’un pays comme le nôtre ? A quelles agressions extérieures la Côte d’Ivoire serait-elle exposée et pour lesquelles elle aurait besoin d’une armée puissante dont le schéma de conception devrait être dessiné devant ce cénacle d’intellectuels et savants ? Contre qui et quoi la Côte d’Ivoire devrait-elle s’armer ? En quoi cela constitue-il un sujet brulant de réflexion ici et maintenant ?

La guerre n’est plus la solution aux conflits entre les Etats ou à l’intérieur des Etats. Sur ce point, je voudrais offrir ces quelques lignes que j’avais écrites en novembre 2009 dans le cadre d’un travail que je voulais accomplir avec des amis sur le bilan des indépendances africaines :

« Les conflits armés de la fin du XXème siècle et du début du Troisième Millénaire ont pour théâtre d’opération les territoires de certaines nations. En général, les guerres conventionnelles entre Etats sont devenues rares. Si tous les pays africains acceptaient de se débarrasser de leurs armées ou allégeaient leurs arsenaux militaires, aucun d’eux ne serait soumis à l’éventualité d’une attaque armée de la part d’un voisin ! Même dans l’hypothèse d’une attaque venant hors du continent, il faudrait convenir qu’aucun pays africain ne pourrait y faire face, si elle était le fait d’une puissance mondiale.

A quoi servent donc les armées africaines ou contre qui des pays africains s’arment-ils ? A quel besoin de sécurité les armées africaines répondent-elles ? Ne sont-elles pas principalement instrumentalisées et actionnées par des pouvoirs politiques décrédibilisés pour terroriser les populations civiles et surtout contenir l’opposition politique ? Ne sont-elles pas des outils de la confiscation et de la négation des libertés ?

En réalité, les armées africaines sont essentiellement conçues et mues comme des instruments de répression des populations aux mains nues. Elles sont aux mains des tenants du pouvoir politique qui en usent et abusent comme des appareils de leur emprise sur les populations. Elles servent au maintien du pouvoir, à son contrôle, lorsqu’elles ne sont pas simplement la voie de son renversement et de son acquisition au profit d’une autre force politique. Elles relèvent et traduisent, autant qu’elles induisent, un déficit d’expression démocratique. Elles sont l’instrument de la violence politique.

Des leaders politiques africains font preuve de naïveté en croyant pouvoir d’adosser à la protection militaire ad vitam aeternam. Envisager la longévité d’un pouvoir politique à l’aune de la puissance militaire produit sa bunkérisation, pour ne pas dire son durcissement. Dans le contexte africain marqué par la faiblesse des institutions et la carence de culture politique, le tout sécuritaire conduit inéluctablement au totalitarisme. Et tôt ou tard, des coups d’Etat ou d’autres convulsions sociopolitiques surviennent.

Le rôle des armées africaines dans le développement des pays du continent est négligeable. Elles constituent essentiellement l’un des inhibiteurs du progrès socioéconomique. Telles qu’elles existent, de la manière dont elles sont structurées et fonctionnent, les armées africaines, dans leur majorité, n’assurent aucune sécurité et ne sont nullement capables de défendre les Etats africains contre des attaques extérieures. 

Les armées africaines sont budgétivores. De plus, elles servent de prétexte à la prolifération des armes et permettent ainsi aux marchants d’armes de contribuer à la destruction de la jeunesse du continent. Personne ne saurait justifier, avec des arguments crédibles, la nécessité, pour les pays africains, de maintenir, d’entretenir et de renforcer des forces militaires sur leur sol. Mais, qui le dira aux dirigeants africains ? Par-dessus tout, la problématique d’une Afrique sans armée est l’une des plus délicates. Comment l’articuler ? Comment l’engager ? N’est-ce pas à des structures sous-régionales et régionales comme la CEDEAO et l’UA qu’on devrait penser pour un système commun de défense plutôt que de laisser chaque Etat maintenir une armée de répression des libertés et de déstabilisation du jeu politique ? »    

Il faudrait, en dernière instance, convenir que dans le village planétaire arrimé à l’Internet et rythmé par les pressions de l’opinion publique, d’institutions de coopération multilatérale et de mouvements de la société civile, la guerre entre Etats relève d’une solution surannée aux conflits. Dans le monde actuel, la guerre entre Etats ne se fait plus. Si donc on ne fait plus ou on ne peut plus faire la guerre, les armes ne sauraient se donner comme un moyen de dissuasion militaire. Pour tout dire, la dissuasion militaire, hors des grandes puissances militaires du globe, procède de stratagème et de surenchère. Elle ne peut nullement garantir une paix réelle et durable.

Par ailleurs, un pays de la dimension de la Côte d’Ivoire n’a pas besoin, pour des intérêts géostratégiques ou socioéconomiques, d’une armée forte. Des forces de police et de gendarmerie bien formées et équipées convenablement peuvent garantir les attentes du pays en matière de sécurité intérieure, si elles sont construites selon des principes d’éthique républicaine plutôt que des béquilles d’un régime politique.

La Côte d’Ivoire gagnerait plutôt à entretenir des relations apaisées et courtoises avec ses voisins que de chercher à se constituer un arsenal impressionnant de défense. Le choix opéré jadis par Félix Houphouët-Boigny d’accorder une importance secondaire à la force militaire dans le dispositif diplomatique et politique ivoirien n’est pas une erreur, loin s’en faut ! De fait, Houphouët-Boigny n’avait jamais fait face à une attaque majeure de son pays venant de l’extérieur, parce qu’il avait su, avec anticipation, ingéniosité et sagesse, œuvrer à l’instauration d’un climat de confiance avec ses voisins.        

La force militaire n’est pas nécessairement synonyme de puissance économique. Elle ne saurait, non plus, s’entrevoir comme un préalable au développement socioéconomique. L’exemple des pays de l’ex-bloc communiste est des plus patents. Ils ont été, pendant longtemps, des forteresses militaires, sans grandes avancées sur le plan économique. On pourrait même dire qu’ils ont consommé toutes leurs ressources dans les armements, au moment où leurs voisins de l’Ouest européen étaient à l’avant-garde du progrès scientifique et économique, ainsi que des libertés publiques et individuelles. On le voit, de nos jours, avec la Corée du Nord obsédée par la force militaire, lorsque sa voisine du sud frappe à la porte des géants économiques du globe. Il va sans dire que les pays vaincus de la Deuxième Guerre mondiale, qui ont été privés de réarmement, n’ont pas manqué de connaître des progrès économiques extraordinaires !

Le Costa Rica est bien un exemple d’une nation sans armée depuis 1949 qu’on pourrait mentionner ici. Son nom est aussi proche de celui de la Côte d’Ivoire, tout un symbole ! En 2007, ce pays a été classé 54ème mondial de l’Index du développement humain du PNUD[3]. Il n’est pas seulement un exemple en termes de progrès, mais de démocratie, de paix et de protection de l’environnement.

On pourrait me rétorquer que des nations comme l’Allemagne et le Japon ont bénéficié de la protection militaire des Etats-Unis. Mais aujourd’hui, les pays émergents, à l’exception de l’Inde et de la Chine, ne sont pas de grandes puissances militaires. Le Pakistan, qui dispose de l’arme nucléaire, n’est pas un géant économique. Même le Cameroun, dont le défilé militaire pendant les festivités du cinquantenaire vous aurait inspiré l’idée d’une armée puissante, n’est pas un exemple de progrès économique en Afrique. Il est vrai qu’il jouit d’une stabilité !         

2.         Les priorités de développement de la Côte d’Ivoire : les infrastructures de base, l’éducation et la santé

Le reportage de la RTI sur le CHU de Cocody que j’ai suivi un soir d’août 2010 m’a bouleversé. J’ai eu autant la gorge serrée de voir les crevasses des rues de Koumassi que de respirer la suie des pots d’échappement de charognes d’automobiles sur les rues encombrées d’Abidjan. Comme cerise sur le gâteau, il y avait les dysfonctionnements de feux tricolores sur le Boulevard Giscard d’Estaing, au niveau du Carrefour de Koumassi, l’inexistence de ces mêmes signalisations routières su le Boulevard Latrille devenu le Boulevard des martyrs (si lié à la mort, tant il occasionne des accidents à tout moment, qu’il mérite son nouveau nom).

La Côte d’Ivoire n’est plus débout, elle est couchée et en agonie, à l’image d’Abidjan, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Dans ses traits physiques, notre pays donne l’image d’une prospérité lointaine, qui s’effrite chaque jour davantage. A chacune de mes visites, je note des marques béantes d’une décadence continue de la Côte d’Ivoire. Le souligner n’est pas faire preuve de pessimisme, mais de réalisme.

 

Que dire de notre école qui ne forme plus, sinon qu’au rabais ? Quelles leçons pourrions-nous tirer de la décadence de notre système d’éducation et de formation, qui n’arrive plus à définir des repères à notre jeunesse et à lui fournir des outils de sa responsabilisation en vue de la création des conditions de son épanouissement ?

Les fondamentaux de l’émergence d’un ordre nouveau pour la stabilisation, la renaissance et le développement de la Côte d’Ivoire peuvent se construire sur un triptyque, une pierre angulaire : Education, Santé et Infrastructures de base. Les ressources requises pour engager des actions d’envergure dans ces secteurs sont disponibles dans notre pays. Il est simplement question de définition de priorités, de choix à opérer pour l’affectation des ressources et de suivi régulier et rigoureux des actions engagées.

Il urge d’engager la nation dans une nouvelle formulation de la politique d’éducation et de formation de la jeunesse ivoirienne. Un système d’éducation et de formation repensé par des experts et impulsé par les pouvoirs publics devrait se concevoir et se mettre en chantier. Cela se donnerait comme la plus grande source en matière de maximisation du capital humain, point de départ et d’arrivée de toute action de développement. Un tel système devrait prendre en compte tous les cycles d’éducation et de formation, de la maternelle au supérieur, en incluant les modules techniques, les grandes écoles de formation professionnelle. Il faudrait conduire des réflexions soutenues portant sur l’analyse des contenus de l’éducation  d’abord. Ensuite procéder à l’évaluation de chaque secteur de l’outil d’éducation et de formation et définir des axes d’exécution sur la base des propositions arrêtées avec des prévisions de fonds publics appropriées. Le tout pourrait s’entourer d’un système de contrôle de qualité continu.

L’éducation et la formation doivent revenir à leur concept initial de secteurs relevant de la responsabilité de l’Etat. Sur au moins deux générations, l’éducation et la formation dans notre pays doivent être gratuites pour tous les enfants et les jeunes d’âge scolaire. Leurs contenus doivent être réévalués, repensés et améliorés pour en faire des éléments d’appoint du développement économique et du progrès social.    

Le temps de laisser l’éducation et la formation aux hasards du secteur privé n’est pas encore arrivé dans notre pays et dans la plupart des nations africaines. En réalité, l’essentiel de l’éducation et de la formation devrait procéder de la responsabilité première de l’Etat. Le privé est mu par la rationalité de gain économique, sans nécessairement garantir la qualité. L’éducation doit être reconsidérée comme l’un des secteurs prioritaires d’investissements publics en Côte d’Ivoire. Le Président Félix Houphouët-Boigny a tracé les sillons. Il nous faut les agrandir et les approfondir.   

Il en est de même de la santé. Un système de santé publique, avec des conditions performantes de travail créées en faveur des professionnels de la santé, des infrastructures de pointe et des médicaments essentiels, est un impératif de développement, car il est la condition de soins de santé de qualité pour la majorité de la population. La santé doit être essentiellement publique et accessible sur toute l’étendue du territoire national. La privatisation des structures de santé dans des nations sans couverture d’assurance-maladie suffisante n’est pas une mesure idoine. Même si des compagnies d’assurance existaient en nombre et étaient à même de dispenser des prestations de qualité, il faudrait une classe moyenne ayant des ressources financières adéquates pour en constituer la clientèle, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en Côte d’Ivoire.

Les structures sanitaires publiques dispensant des prestations payantes sont désertées par les populations sans ressources. Elles s’y rendent lorsque leurs malades sont sur le point de mourir, ce qui en fait des mouroirs. Le tout marché ne peut pas du tout marcher dans un pays comme la Côte d’Ivoire aux infrastructures économiques rudimentaires relevant essentiellement de l’informel.

Les infrastructures de base que sont les voies de communication, les installations électriques, les voies d’accès à l’eau potable et l’habitat, ne sont que le début de toute action d’amélioration des conditions de vie des populations, parce qu’elles sont simplement les impératifs de la vie. Avec des ressources de son sous-sol et surtout des hydrocarbures, l’Etat de Côte d’Ivoire devrait amplifier les actions lancées dans ces domaines pendant les premières années de l’indépendance, au moment où l’économie nationale ne reposait que sur le binôme café-cacao. Sur toute l’entendue du territoire national, des projets de développement, en partant des infrastructures de base, devraient être engagés avec le concours de l’Etat, en appoint des activités des collectivités locales ou des conseils généraux. 

A l’instar des autres pays africains, la Côte d’Ivoire a connu, pendant la période obscure des ajustements structurels des années 1980, des coupes sombres dans les budgets alloués à l’éducation, à la santé et aux infrastructures de base, pour stabiliser les dépenses publiques et procéder à la privatisation de secteurs essentiels de l’économie nationale. Ceci fut entrepris selon le seul principe de rentabilité économique dicté par la logique du marché claironnée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. De cette saignée, la Côte d’Ivoire et les autres pays africains n’ont pu se relever. Il faut repartir à zéro, pour remettre sur les pieds ces secteurs sans lesquels on ne peut sérieusement parler de développement.

Un pays dont la majorité de la population ne bénéficie pas des commodités rudimentaires de la vie moderne en termes de logement, d’éducation, de soins de santé, d’accès à l’électricité et à l’eau potable, peut avoir l’armée la plus puissante au monde qui soit ; cependant, il saurait difficilement prendre en main son destin en matière de développement socioéconomique. La dissuasion militaire contribue certainement à la création d’un environnement de non-agression ou de non-belligérance ; mais elle peut difficilement impulser la paix qui est un impératif de développement. La dissuasion militaire peut susciter la peur, mais point la confiance. Or les relations entre les hommes et les Etats bâties sur la confiance s’inscrivent mieux dans le temps et sont plus porteuses d’espérance que celles qui procèdent de la peur. On n’obtient rien avec la peur pendant longtemps et totalement.

          

     

Emmanuel Y. Boussou

Etats-Unis, le 20 août 2010

[1] Koffi Kouamé : Défense et développement économique: GBAGBO VEUT BÂTIR UNE ARMEE FORTE APRES LES ELECTIONS, in Fraternité Matin, le 9 août 2009 ;

[2] Je paraphrase ici votre déclaration faite au salon d’honneur de l’Aéroport Félix Houphouët-Boigny le samedi 21 septembre 2009.

[3] UNDP Human Development Report 2009. 


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